La « Régularité Maçonnique » selon Alain Bernheim


Par Géplu[1]

Alain Bernheim est né à Paris en 1931. A douze ans il est interné en camp de concentration, à quinze ans il représente le lycée Janson-de-Sailly au Concours Général de philosophie et entre ensuite au Conservatoire National de Musique de Paris. Il a donné environ 2.000 concerts et récitals de piano jusqu'en 1980 où il doit interrompre sa carrière pour raison de santé. Il se consacre alors entièrement à l'histoire de la franc-maçonnerie. Ses recherches ont été couronnées de nombreux prix.
Initié au Grand Orient de France en 1963, il appartient aujourd'hui à la Grande Loge Suisse Alpina (Masonry Universal No. 40), à la Grande Loge Régulière de Belgique (VM d'Ars Macionica No. 30 en 2006-2008). Il a appartenu à la Grande Loge Unie d'Angleterre de 2010 à 2014 en tant que premier Français élu depuis 1894 membre actif de la loge Quatuor Coronati No. 2076. Il est 33° du Suprême Conseil de la Juridiction Sud des États-Unis, Grand Capitulaire du Grand Prieuré de Belgique et membre de l'Ordre Royal d'Écosse. Il est l'auteur de Les Débuts de la Franc-Maçonnerie à Genève et en Suisse (Slatkine 1994), de nombreuses entrées dans l'Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie (Pochotèque 2000), Réalité Maçonnique (Groupe de Recherche Alpina, Lausanne 2007), Une certaine idée de la franc-maçonnerie, préfacé par Arturo de Hoyos (Dervy 2008). Le rite en 33 grades - De Frederick Dalcho à Charles Riandey (Dervy 2011) reçoit la même année à Paris le Prix littéraire de la Maçonnerie française. Ramsay et ses deux discours (2012) et Régularité Maçonnique (novembre 2014) sont parus aux éditions Télètes, Paris. Il a également publié quelque 150 articles de recherche en français, en anglais et en allemand. Le Salon du Livre Maçonnique 2014 lui a décerné un Acacia d'Or pour l'ensemble de son œuvre.

A l'occasion de la sortie de son dernier livre « Régularité Maçonnique », il a accepté de répondre à mes questions pour les lecteurs du Blog Maçonnique.

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Géplu: Bonjour Alain, avant d'ouvrir ton livre « Régularité Maçonnique » j'avais un peu peur de me trouver en face d'un texte technique et rébarbatif écrit pour des spécialistes et des historiens, mais j'ai eu l'agréable surprise de le trouver facile à lire et accessible à tous.

Alain Bernheim: La franc-maçonnerie, m'a dit un jour Pierre Noël, c'est simple, et quand c'est compliqué, c'est faux.

Peux-tu nous rappeler quel est le message principal que tu as voulu faire passer avec ce livre ?

2014 est une année fondamentale pour la franc-maçonnerie française parce qu'elle tente de réaliser son union. Je n'ai pas voulu démontrer qu'il y a des bons et de mauvais maçons. J'ai seulement voulu montrer qu'il y a des historiens, considérés à tort ou à raison comme des experts, qui font tout ce qu'ils peuvent pour s'opposer à l'union qui est en marche et, en les citant, monter qu'ils ne sont pas toujours fiables... ce qui est une litote.

Pourquoi commencer ce livre par une polémique ?

Mais ce n'est pas une polémique. 2014 est une année fondamentale. Il y a un groupe de maçons qui sont contre le fait qu'il y ait une union dans la franc-maçonnerie française, c'est leur droit et c'est leur opinion. Mais ce qui m'a choqué en lisant ce qu'ils écrivent, c'est que pour appuyer leur démonstration, ils utilisent des arguments faux ou imaginaires.

En quoi 2014 est-elle une année fondamentale pour une union de la franc-maçonnerie française?

Il y a eu une union de la franc-maçonnerie française à partir de 1799 entre le Grand Orient et la première Grande Loge de France. Ces deux obédiences se sont réunies et ont signé un Traité d'Union dont le texte a été récemment réimprimé par la Grande Loge de France. Cette union de la franc-maçonnerie française a duré cinq ans jusqu'à la création de la Grande Loge Écossaise dont l'existence éphémère s'est terminée avec le Concordat de décembre 1804 conclu avec le Grand Orient. A partir de 1821, le Suprême Conseil de France a créé des loges sous son autorité. La situation, en gros, était celle-là jusqu'en 1913 lorsque la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les colonies françaises, l'ancêtre de l'actuelle GLNF, s'est créée. Sans parler de la première obédience mixte, le Droit Humain, entretemps. Autrement dit, la franc-maçonnerie en France s'est de plus en plus morcelée depuis deux cent dix ans et les dernières années ont vu ce phénomène s'aggraver.

Donc aujourd'hui la franc-maçonnerie française tente à nouveau de réaliser son union. De quelle façon, avec qui et comment ?

C'est très simple: entre les loges qui travaillent d'une manière qui correspond aux règles qui sont appliquées dans la plupart des loges dans le monde. Ce qui m'apparaîtrait souhaitable, c'est qu'elle arrive à ce que les loges qui travaillent de cette manière-là puissent s'unir. Un point c'est tout.

Travailler de manière régulière, c'est ouvrir et fermer les travaux à la gloire du Grand Architecte de l'Univers, avoir un Volume de la Loi Sacrée ouvert devant la table du Vénérable. Plus deux éléments essentiels: qu'il n'y ait que des hommes et que la loge (ou la Grande Loge) ne prenne pas publiquement de positions politiques.

Cette union doit-elle se faire autour de ceux qui pratiquent le REAA ?

Et pourquoi donc ? Il ne faut pas oublier que le RER c'est le rite avec lequel la GLNI&R, aujourd'hui la GLNF, a été créée en 1913. Pour le Rite Français, il suffit de regarder les textes que le GODF a envoyés à ses loges sous forme manuscrite avant la Révolution de 1789. Ils ont été republiés en fac-similé par Slatkine en 1991. Ce Rite Français-là était très voisin de celui de la Grande Loge des Modernes avant l'union de 1813 en Angleterre. Lorsque l'on me demande quel rite adopter pour créer une nouvelle loge, je conseille ces rituels distribués en 1785. Depuis deux siècles, dans tous les rites, il y a eu une terrorisante quantité de phrases ajoutées avec plein de bonnes intentions et d'explications complètement inutiles.

Je ne crois pas nécessaire d'expliquer nos symboles. Quant on initie un être humain, qu'on le promeut d'apprenti à compagnon, de compagnon à maître, on lui montre et on lui confie des symboles. C'est à lui, en fonction de ses facultés, d'en faire usage. Ce n'est pas en les lui expliquant qu'on va en faire un meilleur maçon. S'il ne comprend pas ce qu'on lui met entre les mains, on s'est peut-être trompé en l'initiant. On n'explique pas les symboles de même qu'on n'explique pas la musique.

Donc une réunion autour de ceux qui respectent les principaux landmarks ?

Oh alors là, les landmarks... Comme l'ont écrit de nombreux auteurs, y compris des VM de la Loge Quatuor Coronati, personne ne sait ce que sont les landmarks. Qu'on ne vienne pas nous raconter des histoires de landmarks qui seraient des règles immuables qui viendraient de la nuit des temps. Il n'y a pas de règles immuables au sein de la franc-maçonnerie, les règles changent.

Pourtant celles écrites en 1929 par la GLUA semblent être toujours considérées comme la référence et le règlement officiel ?

Chaque Grande Loge a le droit de fixer ses propres règles comme n'importe quelle association. La GLUA n'a jamais dit que les principes fondamentaux pour la reconnaissance d'une Grande Loge, qu'elle a adoptés en septembre 1929, devaient être appliqués de façon universelle. Elle a dit: nous avons ces règles-là. Si vous voulez être en rapport avec nous, vous les adoptez. Ça ne veut pas dire qu'elles doivent être adoptées de manière universelle. Personne ne force une Grande Loge à être en rapport avec la GLUA. On peut le souhaiter ou ne pas le souhaiter. Une obédience peut parfaitement travailler de manière régulière sans être en rapport d'amitié avec la GLUA. La régularité et la reconnaissance sont deux notions complètement différentes. Une Grande Loge peut travailler de manière régulière et ne pas être reconnue par nos Frères britanniques.

Mais si tu appartiens à une Grande Loge régulière non reconnue par Londres, tu auras beaucoup de mal à être reçu en visiteur par les Grandes Loges « reconnues »...

C'est vrai...

... elles auront tendance à te considérer comme irrégulier ?

Non, seulement comme appartenant à une Grande Loge qui n'est pas reconnue par Londres. Deux Grandes Loges reconnues par la GLUA peuvent aussi ne pas se reconnaître mutuellement. La GLUA, la Grande Loge d'Irlande et celle d'Ecosse sont unies par un accord qui stipule qu'aucune d'elles ne reconnaîtra une Grande Loge sans l'accord des deux autres. On n'est pas forcé d'être reconnu par la GLUA ou la Grande Loge d'Irlande ou d'Ecosse. Mais il est vrai que l'on aura peut-être un problème en souhaitant aller visiter une Grande Loge qui exige que ses visiteurs appartiennent à une Grande Loge reconnue par la GLUA. Mais ce n'est pas automatique.

Ce n'est pas automatique mais c'est le cas le plus courant.

L'immense majorité des Grandes Loges reconnues par la GLUA, se reconnaissent mutuellement. Il y a quelques Grandes Loges qui ont ce type de problème, notamment en France et en Belgique.

Le Volume de la Loi Sacrée doit-il impérativement être la Bible ouverte au prologue de l'Evangile de Jean pour que les travaux soient réguliers ?

Absolument pas. Dans des loges de la GLUA, il y en a qui travaillent avec un autre Volume de la Loi Sacrée. La Bible est le symbole d'une tradition qui nous vient de très loin.

Peut-on faire prêter serment à un musulman sur le Coran ?

Mais bien sûr. Lorsque l'impétrant prête son obligation sur un VLS, c'est parce qu'il le considère comme l'engageant par rapport à sa croyance personnelle. Si un musulman estime que le Coran rend sacrée l'obligation qu'il va prendre, naturellement c'est sur le Coran qu'il prêtera son obligation. Cela va de soi.

Un athée ou un agnostique peut-il être membre d'une Loge régulière ? Autrement dit, faut-il avoir une croyance pour appartenir à une Loge régulière, et jusqu'où doit aller cette croyance ?

Il y a plus d'une vingtaine d'années, aux environs de Naples, j'ai passé toute une journée avec Edmund Stolper, un Frère hollandais qui avait été VM de la loge Quatuor Coronati en 1988. Il se trouve que ta question a été abordée par lui ce jour-là et je n'oublierai jamais sa réponse: « Alain, quand j'ai été initié, on m'a demandé si je voulais travailler à la gloire du Grand Architecte de l'Univers, j'ai répondu oui. Et personne n'a le droit de me poser une autre question sur ce thème ».

Et pour les visites ?

Il y a des frères de la GLDF qui se disent que s'il y avait une union au sein de la maçonnerie française qui travaille de manière régulière, ils n'auraient plus le droit d'aller visiter leurs Frères du GODF ou leurs sœurs de la GLFF ou du DH. C'est un problème que je comprends parfaitement. Nous avons un système qui est ce qu'il est. Parce que la franc-maçonnerie a considérablement évolué en trois siècles, cela ne veut pas dire que ce système ne sera pas différent dans cinq, dix ou vingt ans. Mais aujourd'hui, si un franc-maçon appartient à une obédience qui a certaines règles et qu'il souhaite en rester membre, il doit les respecter.

Il y a une quinzaine d'années, j'ai eu l'occasion d'être invité dans une très vieille loge de Belgique qui avait ce même problème. Ses membres se disaient: nous appartenons à la GLRB, mais on nous empêche d'aller visiter nos vieux amis du GOB et de la GLB. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Eh bien je leur ai dit qu'ils avaient plusieurs possibilités. La première, si vous estimez que les règles de la GLRB ne sont pas bonnes, il y a des moyens légaux pour les modifier. Vous pouvez tenter cette voie là. D'un autre côté, si vous vous sentez mal à l'aise et préférez appartenir à une autre loge pour retrouver vos amis, vous pouvez parfaitement changer d'obédience, personne ne vous le reprochera. Simplement, ce que vous ne pouvez pas faire, c'est avoir tous les avantages à la fois. Ça n'est pas possible actuellement, mais il est concevable que la règle qui interdit aux membres d'une Grande Loge reconnue de visiter une loge qui appartient à une obédience qui n'est pas reconnue par la Grande Loge à laquelle on appartient, il est possible que cette loi-là soit modifiée un jour. Personnellement je trouve que ce serait une bonne chose parce qu'en interdisant à un frère d'une obédience qui n'est pas reconnue de venir assister aux travaux d'une loge qui est reconnue, on l'empêche de voir ce qui s'y passe. Et s'il pouvait le faire, peut-être qu'il se dirait, je crois que je préférerais être dans une loge qui travaille comme cela plutôt que dans la loge à laquelle j'appartiens. Il est bien possible que des frères qui appartiennent au Grand Orient se disent, les choses étant ce qu'elles sont, nous ne sommes pas très heureux parce que des sœurs peuvent venir nous visiter et cela nous dérange, nous préférerions aller dans une loge appartenant à une Grande Loge où les sœurs ne sont pas admises pendant les tenues.

Ce que je souhaite souligner, c'est qu'aucune règle n'interdit à un frère d'avoir des contacts avec une loge qui appartient à une Grande Loge non reconnue. Il y a les conférences, les banquets, et l'on peut parfaitement, sans l'ombre d'un problème, aller visiter les frères ou les sœurs avec qui on a des liens, à la seule condition que ce ne soit pas dans le cadre d'une tenue rituelle. Les propos selon lesquels l'union entre un certain nombre de Grandes Loges en France empêcherait toute sorte de contact entre les uns et les autres, c'est de l'imagination. Ce qui n'est pas possible dans les règles actuellement en vigueur, c'est d'assister aux tenues rituelles de l'une et l'autre obédience. C'est tout.

C'est une question qui fait débat en ce moment.

Je comprends que ça fasse débat, mais comme je l'ai écrit dans ce petit livre, en 200 ans on prend beaucoup d'habitudes. En France, là où des loges différentes partagent le même temple, ça pose problème. Mais finalement quel problème ? Personne n'empêche de faire un repas ou des conférences ensemble. La seule chose qui deviendrait impossible, c'est de participer à des tenues rituelles les uns avec les autres. C'est extrêmement ennuyeux, j'en suis conscient, mais ça n'a rien à voir avec l'interdiction d'avoir des contacts.

Souhaites-tu faire une conclusion ?

Je souhaite seulement qu'il y ait un peu de bonne volonté de tous les côtés. Et aussi un minimum d'honnêteté intellectuelle. Toutes les opinions sont respectables. Mais lorsque pour soutenir une opinion on utilise des arguments qui sont imaginaires ou faux historiquement, cela me gène et j'explique pourquoi. Tel est le but du petit livre que j'ai publié au cours de cette année essentielle qu'est 2014 pour la franc-maçonnerie française.


[1] Interview of mercredi 10 décembre 2014 in https://www.hiram.be/blog/2014/12/10/la-regularite-maconnique-selon-alain-bernheim/


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