Théorie de la conspiration

Pierre-Yves Beaurepaire 

Récemment illustrée dans le dernier roman d'Umberto Eco, Le cimetière de Prague, la théorie de la conspiration, qui alimente tout un pan de la littérature américaine contemporaine au point d'être devenue un thème de recherches universitaires parmi les américanistes, a connu, des Révolutions du XVIIIe siècle jusqu'aux attentats du 11 septembre 2001, une actualité jamais démentie. En effet, elle possède une plasticité hors normes pour s'adapter aux scénarios qui cherchent à expliquer par la manipulation criminelle de puissances sociétés secrètes les événements tragiques et autres basculements historiques qui saisissent à ce point leurs contemporains qu'ils ne peuvent accepter des causes rationnelles à ce qui dépasse leur entendement. La théorie de la conspiration vise à donner du sens au non sens. Seules des forces démoniaques ont pu précipiter la chute d'un ordre social et politique jugé légitime. Cette mécanique est à l'oeuvre aussi bien dans la lecture contre-révolutionnaire des événements qui courent des Révolutions atlantiques et européennes des années 1770-1790 que dans la psychose des conspirations libérales dans l'Europe des Restaurations. Avec les résultats que l'on connaît: une coopération policière accrue pour démasquer les connexions secrètes d'une Internationale conspirationniste qui des jacobins européens (Catherine II de Russie dénonce la Pologne des patriotes comme une authentique «jacobinière» où il faut porter le fer) et des Illuminaten* aux carbonari* n'aurait pas renoncé à mettre à bas les trônes et les autels. Dans le royaume de Naples comme en Espagne et dans les territoires contrôlés par la monarchie autrichienne, la répression fut féroce, et les condamnations exemplaires devaient servir à prévenir de nouvelles tentatives, sans jamais permettre aux autorités empreintes d'une mentalité obsidionale de relâcher leur emprise, persuadées qu'elles étaient que les fils d'une conspiration plus redoutable encore restaient à découvrir. Au point que cédant à leurs fantasmes et à la jouissance que procure la découverte des «vraies» causes de tel événement historique, les autorités policières ont parfois fini par se convaincre de la vérité des provocations qu'elles orchestraient pour faire tomber les conspirateurs. A travers l'Europe des centaines de libéraux ont payé cher ce délire conspirationniste. Accusés d'abriter tour à tour ou simultanément Illuminaten, jacobins, patriotes engagés dans les mouvements indépendantistes, carbonari et libéraux, les francs-maçons ont très tôt été au coeur de toute la littérature qui s'est acharnée à révéler aux lecteurs naïfs et aux gouvernements aveugles l'imminence de l'apocalypse. En France, le pamphlétaire Sourdat de Troyes les accuse par exemple d'avoir préparé la revanche sanglante des républicains protestants contre Louis XVI et l'Eglise catholique dans Les véritables auteurs de la Révolution de France de 1789. Il pointe un seul coupable aux multiples visages: francmaçon, étranger, calviniste, philosophe. C'est ici un des ressorts essentiels de la lecture conspirationniste appliquée à la Franc-maçonnerie qui est posée - on la stigmatisera par la suite comme «apatride», sans racine, donc sans foi ni loi. Elle est en effet, dès ses origins anglaises et protestantes, coupable d'un crime d'indifférenciation. Elle se propose de réunir dans le temple de la fraternité universelle, des hommes de toutes les confessions, des inconnus fêtés comme des frères, des étrangers de toutes les nations, parlant toutes les langues - et donc aucune-... En un mot, le lien maçonnique efface les identités légitimes. Cette thèse est omniprésente dans la lecture catholique du projet maçonnique qu'expose en France notamment Mgr de Belzunce, l'évêque de Marseille dans un mandement de 1742: il y condamne ces «assemblées où sont indifféremment reçus gens de toute nation, de toute religion et de tout état». Elle se retrouve dans toutes les condamnations pontificales à suivre. Elle est aujourd'hui encore au coeur de la « démonstration » du politiste catholique Pierre Hillard, qui dénonce l'ordre mondial actuel comme une nouvelle Babel (La Marche irrésistible du nouvel ordre mondial. Destination Babel, 2007) et attaque de manière virulente les francs-maçons (en remontant jusqu'à Désaguliers et à Anderson). Il n'hésite d'ailleurs pas à ranimer les braises toujours chaudes du complot judéo-maçonnique: «j'ai pu démontrer (sic) le rôle de la franc-maçonnerie juive dans la rédaction des textes en faveur de l'ethnicisme dans le cadre du Traité de Versailles» et à brandir la menace d'une Apocalypse imminente: «La Tour de Babel s'écroulera parce qu'elle est d'essence infernale».
Dans son Essai sur la secte des Illuminés (Paris, 1789), Jean-Pierre-Louis de La Roche du Maine, marquis de Luchet, filait déjà la métaphore électrique, alors à la mode, pour déceler les traces de communications instantanées et donc insaisissables entre les membres d'un réseau secret, étroitement cloisonné, couvrant toute l'Europe de ces cellules dormantes et mortifères: «Ces Cercles ont des voyageurs anonymes. Ce sont ordinairement des homes d'un extérieur simple, espèce de Gens de Lettres affectant la philanthropie. Ils vont épier les secrets des Cours, des Collèges, des Tribunaux, des Chanceliers, des Consistoires, des Familles, & reviennent enrichir les Cercles d'un amas de délations, de notes sur le caractère des Gens en place, sur les faiblesses des Princes; ils révèlent les occupations & les défauts des Philosophes, qu'ils appellent les ennemis; les murmures imprudents, mais inévitables, de ceux qui se voient constamment oubliés, les plaisanteries déplacées, sans doute, mais nullement séditieuses, dont aucun Gouvernement n'est à l'abri les projets d'avancement des pères pour les fils, ou de chaque individu pour arriver à un meilleur sort; les plans politiques d'agrandissement ou d'association. Tout est mis sous les yeux du Cercle qui, profitant des odieux résultats de cette ténébreuse inquisition, apprend ainsi à connaître les objets de ses prédilections ou de ses vengeances; qui doit être desservi ou préconisé; que l'on doit élever ou perdre, ou du moins ceux dont il faut se défier ou cultiver les fanatiques dispositions». L'information-révélation devient l'antidote au poison de l'information secrète qui se propage dans des circuits parallèles à la vitesse du fluide électrique, selon l'expression de Luchet.A Edimbourg, en 1797, l'universitaire John Robinson produit les Preuves d'une conspiration contre toutes les religions et gouvernements d'Europe tramée par les assemblées secrètes des francs-maçons, des illuminati et des sociétés de lecture (radicales) (Proofs of a Conspiracy against all the religions and governments of Europe, carried on the secret meetings of Freemasons, Illuminati and reading societies, collected from good authorities). Bref, l'abbé Barruel est loin d'avoir l'apanage du genre, qui est promis à un bel avenir. De fait, à chaque révolution du XIXe siècle, et ce jusqu'à la désastreuse guerre de 1898 où s'affrontent les Espagnols et les Etats-Unis - la presse espagnole conservatrice se déchaîne alors contre les traîtres francs-maçons accusés d'avoir vendu les colonies de Cuba, Porto-Rico et des Philippines à leurs «frères» américains-, les francs-maçons sont pris pour cible. On sait encore les efforts et les moyens considérables que le régime de Vichy met en oeuvre pour trouver dans les archives des obédiences - celles que les Nazis n'ont pas prises- la preuve de la responsabilité de la Franc-maçonnerie dans l'effondrement de 1940. Expositions, films (Les Forces occultes), ouvrages (Une OEuvre maçonnique en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Contribution à la recherche des responsabilités et des responsables du désastre français, de J. Saintoyant), revues (Revue Internationale des Sociétés Secrètes, Les Documents maçonniques) visent un même but: montrer que la décadence de la France remonte à la Révolution de 1789, cette anti-Révolution nationale. Les francs-maçons l'ont tramée dans leurs arrière-loges, comme ils ont tramé la défaite de 1940. La Révolution Nationale doit se bâtir sainement sur les ruines de la République tout entière vendue aux intérêts ploutocratiques et judéo-maçonniques. Significativement, c'est à un dix-huitiémiste, spécialiste de la Révolution américaine, professeur au Collège de France et administrateur de la Bibliothèque nationale, Bernard Faÿ, qu'est confiée la coordination de cette oeuvre salutaire: reconstituer le scénario de la conspiration qui des rives de l'Atlantique des années 1770 au mois de juin 1940 a précipité la France dans le chaos. Le sous-titre du moyen-métrage Forces occultes (1943) dont Jean Marquès-Rivière a écrit le scénario est parfaitement révélateur: «Les mystères de la Franc-maçonnerie dévoilés pour lapremière fois à l'écran». On notera d'ailleurs que, récemment réédité avec un commentaire critique, le film a longtemps été reçu dans la mouvance d'extrême-droite comme un quasi documentaire, «prouvant» la nature mortifère de l'Ordre maçonnique, au point que la Cinémathèque de Paris hésitait à en prêter des copies même pour des projections universitaires.
Plus récemment encore, en Russie, alors que la Franc-maçonnerie y avait bien entendu cessé toute existence depuis 1917, la dénonciation de la conspiration maçonnique ou judéomaçonnique (qui a supplanté au XIXe siècle la dénonciation du complot associant protestants et francs-maçons) faisait clairement partie du fonds idéologique du leader ultranationaliste Vladimir Jirinovski pour expliquer l'effondrement de l'Empire soviétique à partir de 1989-1991. Les Etats-Unis n'ont pas été davantage épargnés, de l'affaire Morgan (du nom de William Morgan, cet ancien maçon qui révéla les « secrets » de son Ordre dans un écrit de divulgation avant de disparaître corps et bien en 1826. On attribua son enlèvement et son assassinat aux francs-maçons, et un vaste mouvement anti-maçonnique s'ensuivit) qui mit durablement en péril les fondements de l'Ordre au XIXe siècle, jusqu'à la lecture conspirationniste de la tragédie du 11 septembre qui impliquerait les francs-maçons.
Mais on sait sans doute moins qu'en Grande-Bretagne même, pourtant terre d'origine de la Franc-maçonnerie, et malgré sa forte association à l'Establishment et à la famille royale, l'Ordre a été également menacé, lorsque la psychose de la conspiration prorévolutionnaire s'empare d'une partie de l'opinion et du Parlement dans les années 1790.Lorsque John Robison croit pouvoir, dans ses Proofs of a conspiracy, dénombrer huit loges d'«Illuminati» en Grande-Bretagne dans son ouvrage de 1797 et leur collusion avec les «jacobins» et les United Irishmen (républicains irlandais), la situation des Grandes Loges britanniques devient particulièrement délicate. La menace de l'amalgame plane en permanence, renforcée par les informations parvenues au gouvernement de William Pitt ou au Secret Committee de la Chambre des Communes sur l'existence d'un serment de fidélité et de secret prêté par les United Irishmen, la pratique de rituels et de catéchismes dont les emprunts maçonniques, fussent-ils formels, ne sont pas discutables, ainsi que d'une organisation solidement hiérarchisée et cloisonnée à travers le pays - la réalité est cependant beaucoup plus modeste. La Unlawful Societies Act dont le titre exact est «loi pour la suppression radicale (most effectual suppression) des sociétés établies dans le but de sédition et trahison, et pour une meilleure prévention des pratiques de trahison et de sédition» est alors en préparation. Adoptée en juillet 1799, elle devait rester en vigueur jusqu'au Criminal Justice Act de...1967.Un premier ensemble de textes avait déjà été voté, notamment le Unlawful Oaths Act de 1797, loi sur les serments illégaux, qui avait épargné francs-maçons mais sérieusement affaibli les sociétés politiques radicales comme la London Corresponding Society. Dans ces conditions, Pitt envisage en 1799 sur les bases du rapport du comité secret de la Chambre des Communes, de renforcer l'arsenal répressif et de rester inflexible sur la suspension de l'Habeas Corpus. Or, tant le comité que Pitt lui-même ont reçu directement ou par le biais du Home Office des lettres de dénonciation ou de mise en garde contre l'infiltration de loges. Ainsi, John Waring, prêtre catholique à Stonyhurst relate comment un Irlandais du nom de Bernard Kerr lui a dit qu'il était «franc-maçon, chevalier templier et qu'il appartenait à une société populaire qui s'appelait ellemême United Englishmen». Le 17 avril 1799, l'avocat James Green franc-maçon de Leeds écrit au Home Secretary à propos de la «plus basse classe des francs-maçons» (lower class offreemasons) qu'il accuse d'inclination coupable pour la Révolution française -il évoque le cannibalian government in France. Green indique que ces faux-frères respectent en apparence l'interdiction de toute conversation politique et religieuse en loge, mais que dès la fin des travaux, les agapes sont l'objet de violentes décharges contre le gouvernement britannique et d'adhésion au chaos révolutionnaire. Green explique qu'il a gagné l'amitié d'un des membres de la loge qui, sous le sceau du secret maçonnique, lui a montré une lettre d'un des chefs des United Irishmen datée de Dublin le 31 mars 1799 et annoncé la tenue d'une assemblée générale en Ecosse à Paisley, sous couvert maçonnique. Green propose d'espionner la dite loge et de faire son rapport aux autorités.
Le House of Commons secret committee rend son rapport le 15 mars 1799. Il déclare que les documents que lui a soumis le gouvernement présentent les «preuves irréfutables d'une entreprise systématique, mûrie de longue date et orchestrée depuis la France en relation avec des traîtres en Grande-Bretagne, de destruction des lois, de la constitution, du gouvernement, et de toute forme d'ordre civil ou religieux tant dans le royaume de Grande-Bretagne que dans celui d'Irlande, et de dissolution de l'union entre les deux royaumes». Pour mettre en oeuvre cette subversion générale, ont été créées des sociétés politiques d'un type jusqu'alors inconnu au sein du Royaume-Uni et incompatible avec la tranquillité publique. La Chambre des Communes entame le débat sur ce rapport, le 19 avril. Pitt insiste sur «la plus importante lutte que nous ayons jamais entreprise contre l'esprit funeste et sans repos du jacobinisme, qui prend de nouvelles formes et dissimule ses objectifs destructeurs et diaboliques sous de nouvelles formes et de nouvelles pratiques». Il poursuit sur la nécessité pour les autorités de s'adapter à cette evolution en intégrant ces nouvelles formes de lutte et de subversion politique. Pitt définit ensuite ce que l'on pourrait appeler les stigmates de la société subversive: membres liés par un engagement illégal de fidélité mutuelle et de secret; secret des procédures de recrutement des membres; direction secrète de la société dont les adhérents ignorent l'existence et les projets criminels. Présenter l'un de ces signes caractéristiques ou « victimaires » (René Girard) doit conduire toute société à être déclarée comme « unlawful confederacy ». Mais Pitt va plus loin en proposant que soit également considérée comme association ou coalition illégale «toute société dont les membres sont requis de prêter un serment d'engagement», les sociétés devant désormais être astreintes à admettre leurs nouveaux membres lors d'une réunion publique. Pour la Francmaçonnerie, cette extension des critères d'illégalité est catastrophique, puisque le serment maçonnique qui avait été tenu hors du champ de la loi de 1797 est désormais au coeur du débat. En outre, l'organisation d'admission publique des candidats fait disparaître l'essence même de la Franc-maçonnerie comme société à secrets unie par les mystères de l'initiation partagée. Les Grandes Loges britanniques ont immédiatement compris la gravité de la menace. Le 30 avril 1799, alors même que la proposition de loi passe en deuxième lecture devant la Chambre des communes, Pitt reçoit une demande officielle d'audience de la part de leurs dirigeants. Le 2 mai, une délégation conjointe emmenée par le comte de Moira, Acting Grand Master de la Grande Loge d'Angleterre (Modernes) et par le duc d'Atholl, Grand Maître de la Grande Loge des Anciens et ancien Grand Maître de la Grande Loge d'Ecosse se rend au 10 Downing Street. Les comptes rendus de la rencontre dans les archives de la Grande Loge des Modernes indiquent que le Premier ministre a exprimé la bonne opinion qu'il avait de l'ordre et affirmé son soutien à toute disposition de la loi qui permette d'assurer sa protection et sa liberté d'association, dès lors que des mesures appropriées auront été prises pour empêcher les comploteurs d'abriter sous la forme de loges maçonniques innocentes leurs projets criminels. Moira rappelle qu'il s'est déjà spontanément engagé à prévenir le gouvernement de Sa Majesté et le Parlement de toute intrusion ou camouflage de ce type. Dès la fin de la rencontre, les dignitaires anglais et écossais prennent des mesures d'urgence.
La satisfaction de Pitt est évidente. Convaincu de la volonté et de la capacité des Grandes Loges britanniques à assurer elles-mêmes leur police et la surveillance de leurs membres, il propose lui-même les amendements qui visent à exclure la Franc-maçonnerie du champ de la loi. Il s'agit clairement d'un système d'autorégulation, qui témoigne de la quasi-reconnaissance institutionnelle des Grandes Loges. C'est d'ailleurs ce point qui concentrera les attaques lorsque le projet de loi sera étudié par la Chambre des Lords: une association qui n'est pas reconnue comme un corps public peut-elle exercer, à la demande de l'Etat, un pouvoir de police ayant valeur légale ? Pitt propose que les Grands Secrétaires des obédiences déposent chaque année après des juges de paix une déclaration portant la liste de toutes les loges reconnues à travers le pays par leurs Grands Maîtres respectifs, avec les lieux et dates de tenues. Chaque loge devra tenir un registre où chaque membre déclarera lors de sa réception qu' «il est sincèrement attaché à la constitution, au gouvernement de ce royaume par le roi, les Lords et les Communes, comme la loi l'établit». Ce registre doit être tenu à la disposition et à l'inspection des magistrats locaux. Les Grandes Loges seront officiellement responsables de la police maçonnique, et les loges dont les noms n'apparaîtront pas sur les listes remises par les Grands Secrétaires seront considérées comme des coalitions criminelles. A ce point des débats, les francs-maçons peuvent s'estimer plus que satisfaits: ils ont non seulement écarté la menace d'une mise hors-la-loi, mais en se rapprochant de Pitt ils sont devenus des instruments reconnus de l'application de la dite loi.
A la Chambre des Lords, le débat est ouvert par le Foreign Secretary, Lord Grenville, c'est-à-dire par un propre membre du gouvernement de Pitt. S'il admet que les loges britanniques ne montrent aucune hostilité envers l'Etat, Grenville se fait l'écho de la conduite réputée criminelle des sociétés maçonniques dans les pays étrangers. Il considère que les dispositions spécifiques à la Franc-maçonnerie prévues dans le projet d'amendement constituent une «anomalie juridique»: le Parlement ne peut pas accorder en droit un pouvoir d'auto-régulation aux Grandes Loges sur le fonctionnement desquelles il n'a aucune prise, puisqu'il ne contrôle ni l'élection ni nomination des officiers. Mais les attaques viennent surtout du comte de Radnor lors de la troisième lecture du projet devant la Chambre des Lords en juin 1799. L'orateur propose un amendement pour supprimer le statut dérogatoire des francs-maçons. Il souligne qu'il n'appartient pas à l'ordre et que dans les circonstances extraordinaires actuelles, il est sage de ne pas accorder de faveur particulière à la Franc-maçonnerie. Il s'appuie sur les Proofs of a Conspiracy du «très érudit Professeur» Robison (1797), qui ont révélé sans doute possible l'universelle conspiration des Illuminati, dont la Grande-Bretagne n'est pas exempte, et mis l'accent sur leur volonté d'effacer les identités nationales. C'est la première référence aux Proofs of a Conspiracy dans les débats parlementaires. Il n'est plus ici question comme au tout début des débats du champ d'application de la loi sur les associations qui inclurait ou non la Franc-maçonnerie, de la même façon qu'on discute au même moment de son application aux Inns of Court ou aux sociétés d'astronomie -Pitt craignant qu'elles abritent des sociétés politiques. La Franc-maçonnerie est visée ès-qualités, pour elle-même, sur la base de révélations anti-maçonniques.

Significativement, le duc d'Atholl, membre de la Chambre des Lords, monte à nouveau en première ligne. Comme Grand Maître des Anciens, il peut attester de la loyauté, de l'innocence de ses frères, du caractère charitable et bienfaisant de leur ordre. Il conteste à un profane, lord Radnor, la possibilité de comprendre l'essence du projet et des vertus maçonniques et balaie les thèses antimaçonniques. Mais, il doit faire face à l'intervention d'un autre franc-maçon, Samuel Horsley, évêque de Rochester, ancien secrétaire de la Royal Society rendu célèbre par son edition des travaux de Newton, qui suggère de distinguer une Franc-maçonnerie régulièrement patentée, loyale, innocente et charitable, à laquelle lui-même appartient, de loges sauvages qui pourraient être influencées par les idées subversives venus du continent. S'il comprend comme franc-maçon la légitimité du recours au secret, comme législateur, il se dit contraint de le remettre en cause. La situation actuelle ne permet pas de prendre le moindre risque d'intrusion subversive. Or, en raison du secret, mais d'un secret qui peut avoir été détourné de son sens premier, initiatique, rien ne permet de garantir que ces germes révolutionnaires ne sont pas déjà dissimulés dans certains ateliers, ou noyaux maçonniques. Reprenant les réserves de Grenville, Horsley s'oppose à l'autorégulation par les Grandes Loges. Le duc d'Atholl finit alors par accepter le compromis de Grenville pour éviter l'adoption de l'amendement Radnor: les déclarations des loges auprès des juges de paix sont renforcées, précisées et faites directement par leurs secrétaires après des juges de paix, sans vérification, filtrage ou quelconque intervention des obédiences. Toute mention des Grandes Loges et de leurs Grands Secrétaires est supprimée: elles n'ont donc plus de fonction de police reconnue en droit. A ces conditions, les loges ne sont pas considérées comme des sociétés secrètes à caractère subversif. Mais cette exemption ne bénéficie qu'aux loges existantes; de fait, toute fondation nouvelle est interdite. Après plusieurs lectures par les deux Chambres, il apparaît nécessaire de réécrire la loi, qui est finalement adoptée le 12 juillet 1799.

Les Grandes Loges sauvent l'essentiel, elles font inscrire dans la loi le caractère inoffensif de la Franc-maçonnerie, mais la question a fait débat, au sein même du gouvernement, témoignant de la réalité de l'impact en Grande-Bretagne des révélations anti-maçonniques et de la crise sans précédent qu'enregistre alors la Franc-maçonnerie continentale et qui transforme radicalement la perception de l'ordre maçonnique pour les deux siècles à venir. La préparation et la discussion de la loi mettent également en perspective historique les débats de la fin des années 1990.
Si l'on rappelle que la loi de 1799 n'a été abrogée qu'en 1967 -en 1939 un juge de paix du comté d'Essex sommera encore les loges de faire leurs déclarations-, on constate qu'à deux siècles exactement de distance, c'est la même ambiguïté «essentielle» de la sociabilité maçonnique qui ressurgit. Née dans les interstices de la société profane, dans la sphère de l'intime, elle cultive cependant sa position au sein de l'Establishment. Ses protestations d'innocence et ses actions caritatives sont soupçonnées de dissimuler des jeux d'influence et la pratique conjointe de l'entrisme et du favoritisme. Pas plus qu'au XVIIIe siècle, les apologies maçonniques, les campagnes de communication médiatique visant à ouvrir les temples n'ont pu faire taire les doutes, la suspicion, la curiosité malsaine et les fantasmes. C'est ainsi qu'au cours des années 1990-2000, la Grande-Bretagne a enregistré de virulentes attaques contre l'ordre maçonnique par médias interposés. Au sein du gouvernement du New Labour de Tony Blair, elles ont notamment été le fait du Home Secretary -l'équivalent du ministre de l'Intérieur français- Jack Straw, qui suite à des affaires mettant en cause l'intégrité de policiers et de magistrats francs-maçons a exigé de connaître les listes des francs-maçons travaillant dans la police et la justice et provoqué un violent débat. La thèse conspirationniste est donc loin d'avoir rendue les armes.

Bibliographie:

Umberto Eco, Le cimetière de Prague, Paris, Grasset (pour l'édition française), 2011.

John M. Roberts, The Mythology of the Secret Societies, New York, Charles Scribner's Sons, 1972, réédition Watkins, 2008.

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